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10 Dec

Fantaisies pour un temps ... perdu corps et biens !

Publié par asso.eleves.taichi.avignon

Fantaisies pour un temps ... perdu corps et biens !

(Le collège de philosophie Grasset _Paris 2001)

Dans son ouvrage sur le temps, cette arnaque de la pensée dite occidentale - la pensée grecque plus précisément- François Jullien, philosophe/sinologue, professeur à l'Université Denis Diderot – Paris 7, farfouille avec délice dans cette mythologie du temps dont la langue française déploie avec ardeur toutes les fantaisies grammaticales des modes, temps et personnes de nos conjugaisons.

Nos langues indo-européennes qui ont fabriqué tout ce cortège de Modes et Temps dont nos auteurs « classiques » se sont régalé : « que voulez-vous qu'il fît ? Qu'il mourût « s'exclame notre brave Corneille (et je vous épargne les plaisanteries douteuses qu'ont pu susciter nos imparfaits du subjonctif !).

Mais comme il fallait bien rassembler toute cette ferraille entassée dans nos têtes comme à la brocante, ils ont inventé cette surprenante abstraction : le Temps dans lequel nos grammairiens rangent si méticuleusement tous les Modes et Temps de la conjugaison.

Le temps passe dit l'un... Non madame nous passons répond l'autre. La fuite du temps désole le poète. Les affolés hurlent : « je n'ai pas le temps. « Avoir le ou du temps... Quel délire ! Mille tribus de « Spécialistes » calculent religieusement, dans nos Cathédrales de production, le temps « rationalisé » pour la production frénétiques de choses aussi vaines qu'encombrantes, inutiles et nuisibles ! Mille fois le même geste, voilà le « secret du « temps gagné » par le maître, mais perdu en vain par l'esclave ficelé à la chaîne...de production ! Qu'est-ce donc que pro-duire ? Conduire devant

Cette « contre-civilisation » lutte à mort contre le temps... « Et radio Monte Carlo a choisi Lip pour vous donner l'Heure exacte ». Ah ! C'était le bon temps ! Mais, là-bas à Besançon, à faire la fête Monsieur Lip a un peu gaspillé le temps de ses ouvriers ( !?). Et puis il est mort. Autre temps, autres mœurs ! « Sous le pont Mirabeau coule la Seine... et nos amours » se lamente le poète... » Faut-il qu'il m'en souvienne... Les jours s'en vont, je demeure ! »

Foin des lamentations... Allons voir chez les chinois. Peut-être ont-ils des choses à nous raconter, comme par exemple ce Zhuang Zi (djouang Ts) celui qui disait : « l'homme de bien respire à partir des talons ». Nous voilà revenus au Tai Chi Chuan (dites Tai Ji Quan, transcription phonétique chinoise des idéogrammes) et au Chi ( Qi ) : le Souffle (et non « l'énergie » qui renvoie au Travail (en grec ergon) , ce Trésor du Capital qui accable tous les « travailleurs/euses », et non à la respiration qui vous fait vivre jour et nuit, alors que, par le travail, le Capitalisme, lui, vous assassine nuit et jour).

Bizarre ! L'homme de bien ne serait pas ce vénérable « penseur » torturant son cerveau à penser l'impensable : sa mort, alors qu'il sait très bien que « sa » mort est, pour lui, une expérience impossible ! Le pauvre Heidegger s'est-il donc épuisé en vain à se définir comme l'être-là et donc être pour la mort puisque, pour lui, penser l'existence, c'est penser sa limite, à savoir sa mort ? N'aurait-il pas mieux fait, comme cet Orphée si émouvant, de pleurer son Eurydice évanouie au delà de l'Achéron, happée par les divinités infernales ? « J'ai perdu mon Eurydice... ». L'anecdote nous raconte que le brave Zhuang Zi, à l'annonce de la mort de son épouse, prit sa « guitare » et commença à en jouer sans se préoccuper du sort de la morte ! Une autre histoire nous montre un autre sage se levant et partant à pied sous la neige pour aller voir un ami au loin parce que c'est le moment propice pour le faire, puis, arrivé là-bas, décidant de rentrer chez lui parce que ce n'est plus le bon moment ! La pensée grecque/européenne butte sur le sens de ce conte inintelligible pour elle.

Changeons notre fusil d'épaule : supprimons le verbe être de nos conversation et voyons ce que ça donne ! Sorti des complications de nos conjugaisons facilement remplaçables (« hier, je suis allé au marché de Carpentras = hier, je aller-fini vers marché...), si je veux dire que je suis un homme, « je homme » suffit largement. Mais « je suis, j'existe » nous raconte Descartes, oubliant -ou cachant- qu'à peine dit cela, il a déjà changé même s'il continue à dire « je ». « Je pense, je suis » : le voilà le boulet que traîne péniblement la philosophie « néo-grecque » des langues européennes : il y a un « je » qui, partout, va traîner sa vieille carcasse tout en se plantant au centre du monde, car il y a un centre, c'est lui, et il y a un monde, c'est ce qui l'entoure, son « environnement » ! La fatuité de l'animal « humain » occidental étonnait beaucoup jadis les peuples que nos ethnologues, un peu gênés tout de même, nommaient « sociétés primitives » qui, avec les autres (choses, terre, air, mer, végétaux, animaux, humains), agissaient très prudemment sans se prétendre les rois de la création .

La langue chinoise, quant à elle, n'a pas ficelé ses locuteurs dans d'aussi tyranniques filets. Elle a consenti, avec un peu de dédain, à fabriquer un verbe « être » qu'elle écrit avec un soleil souligné par un ciel sous lequel marche un « indéfini ». Nos langue ont besoin d'un « sujet » faisant quelque chose. « Comme fait la nature, la langue en Chine propose à la vue et ne décide pas » disait le poète Henri Michaux. Nos structures grammaticales imposent ! Autre langue, autre monde .

Le problème du temps est, non pas d'abord un problème philosophique, mais d'abord un problème

de grammaire ! Je ne sais plus lequel de nos philosophes, très sarcastique (Michel Foucault peut-être) à peu près contemporain, déclarait que la réflexion philosophique n'est qu'une réflexion sur la grammaire ...

Nos verbes ont un présent, un passé, un futur. Le « temps » est le contenant de ces trois moments de nos actions avec, pour corollaire, l'impossibilité de tenir chacun de ces trois temps;le passé n'est plus, le futur n'est pas encore et le présent nous file entre les doigt. Et donc, le Temps des philosophes est une abstraction fabriquée pour contenir nos trois petits temps perdus dans la forêt de nos incertitudes. Passons. Les chinois n'ont pas eu envie de penser le Temps parce qu'ils ont pensé à penser le moment … où nous retrouvons notre Montaigne à nous : « quand je danse, je danse, quand je dors, je dors ».

Nous voici donc au cœur du problème : en fréquentant les chinois, on apprend -un peu- à se déniaiser. Les penseurs européens sont plutôt des rats des villes, les penseurs chinois plutôt des rats des champs ! Nos penseurs sont des citadins. Montaigne, dans ce paysage, est un « marginal » qui, grâce à ses « biens » peut mener une vie campagnarde. Quant à Jean-Jacques Rousseau, sa pauvreté l'a toujours tenu éloigné des riches, et donc de la ville. Les deux sont dans une pensée dissidente, Montaigne parce qu'il a tout le loisir d'accorder sa vie quotidienne au rythme des saisons, Rousseau, grand voyageur à pied, parce que le sentiment de la nature est au centre de sa pensée... politique !

Les penseurs chinois sont des paysans parce que la Chine est paysanne y compris la ville où, chaque jour les paysans viennent recueillir dans leur charrette les « boues » (malodorantes) citadines pour les déverser sur leurs champs !

D'où il ressort que, pendant que nos philosophes -et poètes- se lamentaient sur le temps qui fuit, les sages chinois se préoccupaient de « vivre à propos », à savoir être en accord avec les transformations des saisons. Toutes leurs pratiques, agricoles, culinaires, médicales, politiques, militaires,... et philosophiques doivent s'accorder aux moments des saisons. On a là, non pas une « sagesse », mais, comme le rappelle François Jullien, plutôt une hygiène .

Dès l'antiquité, les grecs, ces penseurs de l'être, basculent dans la pensée du temps : aujourd'hui je suis, et demain je ne serai plus. Et (st) Augustin se lamente : je crois savoir ce qu'est le temps, mais dès que je veux l'expliquer, je n'y arrive pas.Le passé est inaccessible. Le futur n'est pas encore et le présent disparaît aussitôt qu'il arrive. La pensée qu'on dit occidentale s'est fourguée dans une impasse dont elle ne sortira jamais.

Et nos physiciens continuent à patauger dans cette innommable mélasse : le commencement du monde, le Big Bang. Mais s'il y a un « commencement » du monde, alors il y a un « avant » le monde... et donc il y a -déjà- du temps ? E donc, on n'en finira jamais de vouloir « remonter » le cours du temps... (je note au passage que le Big Bang a reçu un gros coup dans l'aile ces derniers temps – voir )

Les chinois, en se concentrant sur les variations des saisons, se sont débarrassés du problème avant qu'il surgisse à l'improviste ! Si le seul problème sérieux est celui de l'accord avec la saison qui vient, alors pourquoi se torturer l'esprit sur la fuite -inexorable- du temps puisque, ce qui importe est le moment, le bon moment, pour semer, soigner, et récolter les fruits de la nature.

L'important n'est-ce pas la beata vita -la vie heureuse- comme le rappelait, à la suite d'Epicure, notre admirable poète-philosophe Lucrèce qui, décrivant les atomes en chute libre éternelle, parallèlement les uns par rapport aux autres sans jamais se heurter, en voit un tout d'un coup, dévier de son chemin, par hasard, « incerto tempore, incertis locis » (en un temps incertain et dans des lieux incertains), et, toujours par hasard, heurter un atome voisin et déclencher le tourbillon des atomes « crochus » qui vont former « notre » monde jusqu'à ce qu'ils se décrochent pour reprendre leur chute éternelle. Il n'y a donc jamais, pour Epicure et Lucrèce, un commencement du monde, mais seulement, incerto tempore, incertis locis, des rassemblements, puis des dispersions d'atomes, éternellement.

Les philosophes naturalistes grecs sont, ainsi, les moins anthropocentriques de tous les philosophes « occidentaux ». De nos penseurs contemporains, on pourrait dire par contre qu'ils sont les plus égocentriques de toute l'Histoire de la pensée occidentale. Leur fait écho la « mondialisation » dont Guy Debord nous rappelle qu'elle n'est que la « mondialisation du particulier », à savoir l'hypertrophie d'un Système parvenu aujourd'hui au bord du gouffre où il va plonger. Ce que Stanislas Breton, ce précurseur, (mon maître de philosophie) traduit ainsi dans sa langue de … paysan : « L'Occident, c'est à un certain moment de son Histoire, l'impossibilité de respirer ».Nous y voilà !

« Un ying, un yang, c'est la voie » : les penseurs taoïstes chinois ne se sont jamais détournés de cette perspective : le réel, c'est, non pas le mouvement en soi, mais l'aller-venir permanent des choses du monde et de la vie en particulier. D'où la conclusion de François Jullien : ce que nous, philosophes d'aujourd'hui, avons à construire -enfin-, c'est une philosophie de la respiration. (ch7, p.175.. ».tant de philosophies se sont succédé... qui n'en ont pas moins toutes débuté par une « philosophie de la perception » sans jamais penser -penser à penser-... ce que serait, se constituant en autre départ effectif de la philosophie, une philosophie de la respiration. »

Je ne sais s'il a avancé dans ce programme depuis que, avec mon collègue de philosophie, lors d'une conférence donnée à Orange , nous lui avions demandé s'il connaissait le Tai Chi... et s'il le pratiquait ! A quoi il avait répondu que, oui, il le connaissait, mais que, non il ne le pratiquait pas.

Je suppose que la charge de ses travaux ne lui laissait que trop peu le loisir d'aller respirer dans une séance hebdomadaire de Tai Chi.

La conclusion de son ouvrage sur le temps est claire :

« … il n'y a pas plus à s'interroger sur le sens de la mort que de la vie. Homogènes comme elle sont également étrangères, et même indifférentes, l'une et l'autre, à la question du sens. Dès lors qu'on en discute, en revanche, comme font la majorité des gens s'écartant de la sagesse, on n'y parvient plus conclut le penseur taoïste. « Celui qui y parvient n'en discute pas, celui qui en discute n'y parvient pas »...

...et c'est pourquoi, face au parti pris questionnant de la philosophie -qui fait la philosophie- le naturalisme se tait.

Ce que nous mettons en œuvre dans le Tai Chi, c'est bien cette philosophie de la respiration... rythmant chacun de nos mouvements.

A celle qui, un jour, me demandait si j'allais continuer le Tai Chi, j'ai seulement répondu que je n'avais pas l'intention de m'arrêter de respirer !

Charles GILBERT

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